Sous la robe... la femme.
L’île de la Tortue m’a toujours fascinée : boucaniers, flibustiers, pirates, eau de vie et tabac ! de quoi faire rêver ! Cette île de 37 Km de long sur 7 Km de large est largement arborée et culmine à 497 Mètres avec 80 KM de côtes, la côte Ouest, appelée côte de fer, inaccessible bordée de falaises et la côte Est, avec baies, plages et mouillage, accessible en bateau par deux passes. Elle doit son nom à Christophe Colomb qui en 1492 la baptise ainsi parce qu’elle ressemblait à une tortue, vue sous un certain angle. Elle se trouve en face de Port de paix à environ 8 Km au large.
Je suis attirée par toute l’histoire des flibustiers et des boucaniers, par cette organisation anarchique des « frères de la côte » et j’ai vraiment envie de savoir à quoi cette île ressemble.*
Je convaincs Arthur mon compagnon qui venait me voir régulièrement en Haïti, d’aller faire un tour du côté de cette île mythique. Je devais aller rendre visite au tribunal de Port de paix pour contrôler le travail d’un élève-magistrat et de son maître de stage, les encourager, les stimuler pour leur travail et remercier le Doyen (le Président) du tribunal et le Commissaire du Gouvernement (Procureur) d’avoir accepté de prendre en charge un élève-magistrat pendant trois mois.
Je décidais donc avec Willy, le directeur de l'École de la Magistrature, de partir un vendredi pour Port de Paix, de passer le week-end à la Tortue et de prévoir mes rencontres le lundi avec les magistrats pour rentrer sur Port au Prince le mardi. Voyage assez long et éprouvant, routes détruites par endroit, piste de terre battue ! Je préférais être seule avec Arthur pour ce voyage et ne demandais pas à Gaspard, mon chauffeur, de nous accompagner. Nous voilà partis, à 5H du matin avec glacière et provisions pour Port de paix. Une petite pause après Gonaïves pour manger dans une gargote un « lalo » : un ragout de porc et de bœuf avec quelques légumes mais surtout des feuilles de « lalo » des feuilles de Koreth. Ce sont des branches de feuilles assez fournies, très goûteuses, que l’on fait sécher en Tunisie et qu’on fait cuire en les faisant revenir très longtemps dans de l’huile d’olive avec de la viande et des merguez pour donner un plat assez vilain d’allure mais excellent « la mloukhia ». Voir ces feuilles cuisinées autrement en Haïti m’intriguait et m’amusait. C’était délicieux mais n’avait rien à voir avec la « mloukhia » Nous reprenons la route en mauvais état pour arriver avant la nuit à Port de Paix, petite ville à maisons basses, à angles droit, au bord de l’eau. Nous sommes bien accueillis dans notre petit hôtel où nous passons une nuit réparatrice avant l’aventure du lendemain. Le bateau devait partir à 7H du matin et j’étais très excitée à l’idée de faire cette traversée réputée pour être dangereuse à cause de son canal où les vagues se croisent et où l’on voit de gros requins. Arthur était très calme, comme d’habitude, un peu indifférent sans trop d’enthousiasme, mais intéressé tout de même.
A 7H tapantes, nous sommes sur le quai et nous apercevons un rafiot très ancien, beaucoup de personnes entourés de gros ballots, des poules dans des cages, une agitation certaine. C’est un bateau à moteur avec un grand pont à l’air libre et des voiles usées qui ne devaient pas souvent être utilisées. Nous embarquons : passagers, poules, cabris, valises, cartons, ballots…
La traversée se passe sans encombre, une mer bleue, quelques requins visibles, l’île se rapproche de nous, majestueuse dans un soleil levant. Mon esprit s’évade : les flibustiers, les pirates, la viande boucanée, le rhum coulant à flots ! je suis ailleurs. Finie la justice et l’Ecole de la Magistrature, je suis au 17 ème siècle et j’imagine… je vois des étendues de sables magnifiques sur la gauche de l’île, on approche du port et les vagues se font plus sèches et courtes. Le capitaine nous prévient que nous ne pourrons pas accoster car les vagues sont mauvaises. Le bateau doit rester à trois mètres du bord et nous allons être débarqués à dos d’hommes…et nous voyons arriver de gros bras nous incitant à sauter sur leurs épaules ! J’en laisse passer quelques-uns, puis je me lance sur le dos d’un de ces hommes et j’arrive saine et sauve sur le ponton. Cela commence bien…Folklo l’arrivée à île de la Tortue. Tous les passagers, animaux et bagages arrivent à quai de la même façon.
Il est 10H du matin et nous nous mettons à la recherche d’un endroit pour dormir ce soir. Pas d’hôtel, pas de gîte, il y a juste des religieuses dans un couvent, un peu en hauteur de l’île qui peuvent accueillir moyennant finances quelques étrangers. Nous y allons et deux bonnes sœurs affables nous proposent une modeste chambre avec accès à une salle de douche commune et les repas. Nous sautons sur l’occasion, nous dormirons au couvent.
Nous déposons nos sacs et nous lançons à la découverte de l’île. Nous décidons d’aller voir la côte de fer, à l’est : d’énormes falaises et la mer à perte de vue, des moutons, des vagues ,genre déferlantes, rien d’engageant. Nous descendons vers le village à travers des sentiers bordés d’arbres magnifiques, de fleurs, d’arbres fruitiers et de petits jardins potagers ans compter les plantations de tabac. Cette île a l’air radieuse e fort accueillante. Dans la rue nous trouvons une marchande de poulet riz bananes pesées (bananes plantains frites deux fois). Nous prenons notre repas dans la nature sous un arbre. Puis nous visitons l’hôpital, très succinct, 2 salles d’examen, très peu de matériel, quelques patients dehors, et dans une autre aile deux personnes isolées qui ont, parait-il la lèpre. Et oui, il y a encore des lépreux dans cette île , réputée jadis pour soigner les lépreux du continent !Je me demande comment ils peuvent soigner et opérer dans cet endroit si peu adapté… avec coupures d’eau et d’électricité récurrentes. Il vaut mieux ne pas être malade !
Puis nous allons nous baigner sur la belle plage de l’ouest qui commence aussi à avoir des vagues malgré la barrière de corail. Epuisés, nous rentrons chez les bonnes sœurs où une bonne soupe, des mangues et des pastèques nous attendent.
Sur l’oreiller Arthur me dit tendrement : nous devrions aller à la messe demain, cela fera plaisir à nos hôtes. Je rechigne d’abord puis me range à son avis.
La messe est extraordinaire : ka, guitare, batterie et avant le sermon du prêtre en créole, nous avons droit à un véritable concert, de gros ka, puis de tous les instruments puis un chanteur de gospel. Incroyable, c’est vraiment beau et complètement imprévu. Je ne regrette pas d’être venue.
Puis nous allons à l’embarcadère et là :
- Il n’y a pas de bateau, la mer est trop mauvaise, « pas kap jambé » on ne peut pas traverser
- Et quand y aura t- il des bateaux ?
- « mwen pa conet » je ne sais pas.
Nous voilà pris au piège de l’île de la tortue. Comment prévenir Willy et les magistrats de Port de Paix ? Nous remontons au couvent et nous arrivons après plusieurs essais à joindre Willy par le téléphone fixe. Pas de portable encore et des lignes fixes assez souvent en panne.
Nous sommes restés trois jours avant de pouvoir prendre la mer dans des conditions acceptables. En fait des vacances pour nous, malgré les orages et le vent. Nous avons un peu mieux connu les habitants de cette île mythique.
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* UN PEU D'HISTOIRE pour l'ambiance :
Au début du XVII siècle, peu d'Espagnols sont établis sur l'île de la Tortue, ils cultivent le tabac au sud depuis 1598. À l'Est les côtes de l'île sont inhospitalières (côte de fer), alors qu'à l'Ouest, elles sont abritées et présentent des mouillages accessibles entre des bancs de coraux et le littoral. Au XVII siècle l'île est située non loin des voies de commerce de l'Espagne avec ses colonies, une position stratégique pour les futurs flibustiers.
Au Sud-Est de l'île il existe une rade naturelle d'environ 700 m sur 400 m délimitée par des bancs de coraux et le littoral, avec 11 m de profondeur. Il existe deux passes, l'une de 150 m au sud avec 5 m de tirant d'eau (entrée) et l'autre de 75 m au nord avec 3 m de tirant d'eau C'est là que se sont établis les premiers colons avec un village nommé « Basse terre ». Une seconde rade plus petite existe 2 km à l'ouest, avec le village de Cayonne (port Vincent). Cette rade naturelle est protégée des cyclones qui traversent la mer des Antilles d'est en ouest entre juillet et octobre. C'est cette rade, le littoral situé entre Basse terre et Cayonne et les hauteurs en surplomb qui vont abriter la capitale pirate de la première république, celle des « frères de la côte ».
La Tortue possédait alors une ressource de valeur, le bois de brésilet, dont on extrayait une teinture rouge pour les étoffes. On y trouvait aussi l'arbre à chandelles (Morella cerifera), une espèce d'arbuste de la famille des Myricacées dont les baies donnent une cire utilisée dans la fabrication des chandelles qui, une fois allumées, brûlent avec une flamme aussi claire que celle d'une bougie.
Les grandes Antilles sont à la fois des routes maritimes entre les colonies espagnoles et l'Europe, et des points d'approvisionnement en vivres. Comme les puissances européennes concurrentes de l'Espagne, principalement la France, l'Angleterre et la Hollande, n'ont pas leur part du « gâteau » sud-américain, elles favorisent le développement de la flibuste qui est principalement orientée vers le pillage du commerce espagnol. La rade de Basse-Terre et son point d'appui le fort de Rocher deviennent le point de ralliement principal des flibustiers. Des marchands et des tavernes s'y établissent aussi, la Tortue devient l'entrepôt des flibustiers et le lieu de tous les échanges. L'esclavage y existe entre Européens.
Le mot flibustier apparaît en français pour la première fois dans les années 1630 sous la forme « fribustier », du contact des aventuriers français avec les corsaires hollandais et zélandais, en néerlandais les « vrijbuiter » : « libre faiseur de butin ». On estime qu'il y aura jusqu'à 1 500 flibustiers actifs, définis comme suit en 1677 par Monsieur de Pouancey qui était l'un d'eux « Il y a encore ici plus d'un millier de ces hommes qu'on appelle flibustiers… Ils ne vont en descentes sur les Espagnols et en courses que pour avoir de quoi venir boire et manger au Petit-Goâve et à la Tortue, et n'en partent jamais tant qu'il y a du vin ou qu'ils ont de l'argent ou des marchandises ou crédit pour en avoir. Après quoi ils font choix du capitaine ou bâtiment qui leur convient le mieux, sans en épouser aucun, car ils n'embarquent que pour huit jours de vivres ordinairement. Ils quittent partout où il leur plaît ; ils obéissent très mal en ce qui concerne le service du vaisseau, s'estimant tous chefs, mais très bien dans une entreprise et exécution contre l'ennemi. Chacun a ses armes, sa poudre et ses balles. Leurs vaisseaux sont ordinairement de peu de force et mal équipés et ils n'ont proprement que ceux qu'ils prennent sur les Espagnols ».
Les flibustiers, boucaniers et autres marchands constituent rapidement une société organisée sous le nom de « frères de la côte ». Il s'agit pour l'époque d'une organisation sociale quasi républicaine. Les frères de la côte sont égaux entre eux, il n'y a pas de préjugés raciaux, ni sexuels (homosexualité et plus tard des femmes capitaines), pas de propriété individuelle de la terre. Les capitaines sont élus et révocables, la sécurité entre les membres est garantie et il existe une forme de « sécurité sociale ». L'accord de « Chasse-Partie » qui règle à chaque opération le partage du butin, prévoit une part pour indemniser les blessés. Une fois ce contrat signé les membres de l’équipage s’associent deux à deux en vue de s’entraider en cas de maladie ou de blessure. Ce « matelotage » comporte aussi un testament dans lequel celui qui décède donne tous ses biens à son compagnon. Le matelotage s'accompagne parfois d'unions homosexuelles. Le code était le suivant :
· pour la perte d'un œil : 100 écus ou un esclave ;
· pour la perte des deux : 600 écus ou six esclaves ;
· pour la perte de la main droite ou du bras droit : 200 écus ou deux esclaves ;
· pour la perte d'un doigt ou d'une oreille : 100 écus ou un esclave ;
· pour la perte d'un pied ou d'une jambe : 200 écus ou deux esclaves ;
· pour la perte des deux : 600 écus ou six esclaves.
Il est à noter que les esclaves étaient en général des prisonniers qui pour l'essentiel étaient européens (Espagnols, marins, etc.). L'esclave était également le premier grade d'une forme de noviciat qui pouvait durer assez longtemps. Des esclaves noirs récupérés sur les navires de traite espagnols ou portugais étaient parfois revendus, parfois intégrés à la communauté ou libéré dans l'île (marronnage). Pour faire face à l'homosexualité, il est fait venir à plusieurs reprises des prostituées d'Europe (en plus des femmes prises en course).
En cas de conflit, un conseil de "sages", constitué des plus expérimentés statuait au cas par cas. Certains auteurs voient une influence des templiers caractérisée par l'écriture cryptographique utilisée pour les plans des caches de butin.
Au terme d'un XVII siècle de sang et de feu, la Tortue s'assagit. Les centres de la flibuste se déplacent pour laisser la place au développement de l'agriculture : on relance les plantations de tabac. À partir de 1791, à la suite des révoltes d'esclaves dans le nord de Saint Domingue, des centaines de colons s'installent à la Tortue. Cette île sera peu à peu oubliée si ce n'est pour la qualité de son climat et l'absence de fièvre jaune.
Aujourd’hui peu de personnes s’intéressent à cette île du bout du monde !